Au secours, Frédéric, ils n’ont rien compris !

Ils sont tous là, rassemblés, au soleil, chacun persuadé qu’il  saura mettre un bémol là où ça froisse, les cafés à Paris ont l’art de la terrasse conviviale. Claude ne parlera pas de politique, ni de son désir de fuir la grande ville et d’élever des chèvres, Mireille n’évoquera pas les problèmes des enseignants et des incivilités, Marc ne dira rien de ses supérieurs, avides de rendement, Chantal taira ses peines de cœur qu’elle rabâche depuis deux décennies et Jean-Pierre l’a juré, il oubliera son mépris du monde qui encrasse  les conversations. Quant à Françoise, elle évitera de se montrer douée pour la vie, ça énerve tout le monde d’entendre, à la façon américaine,  tout est merveilleux, Cela dit, comment rester zen entre le périphérique, le Forum des Halles bigarré et drogué, Saint Michel et ses fripes de marque, Montparnasse et sa tour dévoreuse de ciel ou les Olympiades asiatiques, phare intempestif de la place d’Italie ?  En plus, comme le prétendent certains, Paris devient, avec le temps, une réserve. Plus personne ne pourra bientôt y stationner sa voiture ni flâner sur les trottoirs devenus trop étroits. Les gens, ceux du dehors et de l'intérieur, ont développé d'ailleurs une résistance tenace aux bruits, aux pollutions et aux flots d'humains. Ils vivent dans ce magma avec une aisance stupéfiante, qui défie toutes les sécurités, courant par ci par là comme le furet.

 

Une seule chose  perdure, têtue comme une mule, la passion de la tchatche dans les bistrots, les restaurants ou sur les trottoirs. Les Parisiens propagent la poudre, les mots claquent pour un rien. Le choix d’un repas, par exemple, est une affaire d’Etat. Les uns en pincent pour la tête de veau sauce gribiche, les autres pour la tranche de gigot aux pommes sarladaises, le couscous, le tajine, voire le poulet à l’indienne. C’est dans la carte du « Village », un bistrot tenu par un chef astucieux qui joue le terroir national  et les couleurs de l’immigré. Pas trop le bienvenu, l’immigré, quand il traîne le long de la terrasse et devant les clients en quémandant un euro.  Être chez les autres en restant chez soi, ici on sert les nourritures du monde, affirme  la publicité de l’ardoise où sont inscrits les plats du jour, pimentés de quelques fautes d’orthographe.

 

J’avoue ma difformité, j’aime Paris. Tu es folle,  dit Mireille,  qui rêve de voir  son école délocalisée dans la verdure, histoire de nettoyer la tête de ses élèves toujours prêts à jouer le cancre de Prévert, à débouler en roller dans les rues ou à dévaliser les kiosques de leurs mangas.

 

Paris est foutu estiment les alarmistes, Paris a perdu son âme et sa culture assurent les nostalgiques, et les intégristes  ajoutent, on s’emmerde à Paris. Sauf si tu peux claquer deux cents euros pour un  nocturne, ajoute Myriam, enseignante divorcée, deux enfants.

 

Après le discours  sur tous les maux de la ville, sur les beautés disparues  sous les pavés, j’entame, seule, un grand tour de ville. Paris me tient les yeux ouverts, de jour comme de nuit. D’abord sur ses arrondis, ses arcades qui forment, rue de Rivoli, une suite de berceaux à l’envers, ses demeures au gros ventre, comme on en voit rue des Barres, ses balcons en fer forgé qui ont fait la réputation du XIXe siècle.

 

Et soudain séduite par le fleuve, j’arrête la marche sur un pont ou l’autre, véritable chef-d’œuvre poétique, le regard flirtant avec la Seine qui ondule entre l’Arsenal, le jardin Tino Rossi - mais oui ça existe un jardin de ce nom-là - pour s’échouer à la Villette après avoir étreint la ville. Pouah ! répond Chantal, obsédée par son désir d’Atlantique, tu es folle, elle pue, la Seine, elle est salle et grosse de détritus. Chantal n’a pas la veine poétique, elle s’en tient aux apparences. L’autre jour, entre le quai de Loire et le quai de Seine, un pêcheur a lancé sa ligne et l’a retirée du fleuve avec au bout, un énorme poisson jaune et doré comme les blés. Ils se sont fixés tous les deux, le poisson tournait de l’œil, l’homme maintenait les siens sur la bête frétillante.  Il a senti ma surprise et, redoutant ma réaction, il a marmonné, ne craignez rien, je vais le rejeter, il vivra. Mais, alors pourquoi pêche-t-il ? Pardi, pour ne pas perdre la main. Et  la grosse carpe, car c'en était une, libérée, a filé dans le courant.

 

Paris est en crise permanente, s’époumone, bourgeonne de ravalements, de bosses, de creux, de chantiers pugnaces  qui taillent des ruptures dans les rues, ou bien accouchent de constructions nerveuses, parfois altières, chargées d’audace. Même la grisaille recule, le futur est imprévisible. On creuse partout, on perce de grandes travées en plein milieu des rues,  des déchirures et des cassures naissent le long des trottoirs. Il fleurit dans la ville des barrières faites de petits plots jaunes, noirs ou rouges qui délimitent tout à coup de nouveaux espaces. On vous fait passer à gauche, puis à droite, puis retourner sur vos pas, histoire d’assainir la circulation et l’atmosphère en encombrant d’autres trajets. Les conjurés anti-pollution frappent, irréductibles, exigent des espaces de plus en plus étendus, de nouveaux couloirs réservés aux vélos, aux patinettes, aux marcheurs, aux poussettes et pourquoi pas aux recroquevillés, aux handicapés des genoux, aux bébés qui commencent à marcher. Les comploteurs urbains imaginent des changements d’itinéraires, rétablissent le tramway, inventent des couloirs de bus, des haltes pour voitures électriques, il ne nous restera plus que les couloirs de la mort, a dit cyniquement Jean-Pierre qui ne lâche jamais sa voiture.

 

Moi, j’aime les autobus et leurs parcours à travers les rues où l’on voit défiler les devantures rafistolées des bistros du XIXe siècle où l’on sert le café, le kir et le canon de rouge sous l’enseigne « bois et métaux » ou « charbon de bois ».  On vous détourne, on vous déplace, on vous replace ailleurs, des arrêts d’autobus  migrent au milieu des barrières et des plots, on arrive à l’ancien arrêt et bêtement l’autobus va deux cents mètres plus loin. On court, on court… cavaler après un autobus, ce n’est pas sérieux quand on n’a plus dix-sept-ans. Heureusement le chauffeur est compréhensif, il me voit, ouvre la porte, en dépit de l’arrêt déjà dépassé et me sourit ! Pour ce sourire-là, j’ai envie de l’embrasser. Tu es folle, les autobus ne sont pas mieux que des transports à bétail, a affirmé Marc dont la voiture porte sur le pare-brise un extrait du livre  de François Nourrissiez, « Autos graphie » : « Même encombrante, sale, panurgiste, dépensière, absurde, la voiture offre encore davantage de plaisirs qu’elle n’inflige de tourments. Mieux vaut être immobilisé, à sept heures du soir, dans une confiture géante, en train d’écouter Mozart, que d’attendre sous la pluie, les pieds dans la boue, l’angine à la gorge, un autobus complet ou un taxi fantôme ».

 

Des bâtisseurs aux imaginations douteuses s’associent pour malaxer la capitale qui résiste. On n’arrache pas si facilement son esprit et ses chairs à l’histoire des pavés. Celui qui tient Paris, tient la France disait de Gaulle qui n’a jamais compris que Paris le tenait bien plus fort. Il en a su quelque chose après 1968, qui lui valut de perdre le pouvoir. Avec panache. Tout le monde ne peut pas en dire autant.

 

Au retour dans mon quartier, les chats de Rosette m’attendent.  Les chats n’aiment pas les lieux trop célèbres, trop grandiloquents, on n’en voit guère ou même pas du tout sur les Champs-Elysées, au Trocadéro, ou à la Concorde. Dans le bas de la rue de la Mare, Rosette, aussi féline que sa chatte noire, entretient une demi-douzaine de matous qui se précipitent vers elle. Elle leur parle, les cajole et apporte dans son cabas de quoi nourrir la tribu. Elle connaît toutes leurs caches, leurs refuges les plus inaccessibles, entre la rue des Cascades où Jacques Becker tourna quelques minutes de Casque d’or et la rue Boyer où la Bellevilloise, ancienne coopérative ouvrière affiche, en un clin d’œil, la faucille et le marteau sculptés en appui sur un soleil radieux. Le dernier du genre à Paris.

 

Les chats décampent derrière une porte brinquebalant sur un jardin partagé,  ils se cachent sous des rondins de bois abandonnés,  se roulent dans les trous et pissent allègrement sur le monticule. Un peu plus loin, Rosette bat le rappel, près du regard inutilisé depuis le Moyen Age sauf par les chats, habitants séculaires de l’édifice. Rosette compose soigneusement ses menus et le dimanche, c’est la distribution de foie, la fête des chats.

 

Paris saigne et rebondit régulièrement et pour cette fragilité, cette résistance, qui sont aussi les miennes, j’en suis la complice. Sur la place de Grève, dans la rue de la Grande Truanderie où Gavroche est tombé, à Belleville et à la Butte aux Cailles frémit encore le souvenir du massacre des Communards et plus tard au cœur des cinq cent barricades de la Libération élevées en quelques jours pour jeter les Allemands dehors en 1944, à Montmartre avec Poulbot, Paris se blesse mais transpire aussi de jeunesse, de souvenirs amoureux ou sulfureux.  Nicolas la Commune n’est pas morte, entends-tu le vol noir des corbeaux, sous les pavés la plage ou la grande voix du général insultant la chienlit en 1968. Et la capitale ricanait de l’homme providentiel.

 

Certains rêvent d’un Paris docile, sans manifs, sans chahut, obéissant comme un toutou bien dressé, mais Dieu merci, personne ne l’a rencontré. Marc  s’assombrit, lui qui n’aime pas beaucoup perdre son temps dans les petits commerces, il déplore  l’abandon  du projet d’un nouveau supermarché place de la République et voue une haine sombre aux habitants qui l’ont fait échouer.  Telle une femme possessive, Paris veille sur ses marchés en plein air  où la maraîchère vend du bio au kilo, des fruits grossis d’une pomme pour faire le compte, où le poissonnier compte volontiers treize huîtres à la douzaine et le boucher-charcutier, bien connu pour ses andouillettes, glisse le talon de jambon dans le paquet de Jeanne, pour les gosses. Une jeune femme, toute en séduction, jean et basket, a demandé, donnez-moi trois biftecks tendres,  et lui, en ricanant s’est exclamé : « ah bon, parce que vous pensez que je vends de la viande coriace ?.

 

J’aime cette ville et ces humains aux caractères remuants, de bonne ou de mauvaise humeur, de bonne ou de mauvaise foi, ces humains normaux, ces jeunes qui parlent fort et fort mal, qui dévalent des rues agitées, pentues, bruyantes, ces couples qui se faufilent dans des ruelles parfois désertes à faire peur et ses seniors nommés avec délicatesse personnes âgées, qui, appuyés sur une canne, arrachent leurs pieds aux trottoirs pas très nets. J’aime  les placettes chic et les impasses obscures, les avenues qui s’écartent de l’Étoile, où le vent s’engouffre et circule, en rafales déchaînées, comme s’il se croyait au plat pays de Jacques Brel.  J’aime ce parcours qu’emprunte mon autobus familier, un peu fou, se glissant dans  un passage si étroit qu’un miracle s’accomplit quand  il en sort sans avoir éraflé la voiture d’en face ou celle de gauche, sans avoir caressé le mur. Un exploit digne des Jeux Olympiques.

 

Paris accompagne à peu près tous mes états d’âme. En remontant, en descendant, en prenant à gauche, puis à l’oblique, bref en marchant, une perspective de peintre s’ouvre, au passage, celle de Montmartre, lointain et proche à la fois, mis à portée des yeux par une petite rue qui part du boulevard Hausmann et monte à l’assaut de la Butte. Le mal-être, une calamité de la fin de journée, consent à se faire peau de chagrin quand je traverse les  squares qui sont comme une signature d’artiste. Où respirer ? gémit Françoise  qui rêve d’un horizon indépassable sur la Manche dont elle revient pourtant chaque fois déçue. Le rivage perd ses écailleurs.

 

Une ville mille-feuille. Sous des siècles durs et croquants surgissent d’autres temps au goût de sucre et de crémeux. Il faut être gourmand pour le comprendre et le savourer, pas à pas, en s'attardant sur les cariatides ou les effigies sculptées au-dessus des linteaux de porte, les scènes de vie taillées dans la pierre rescapées des démolitions. Paris n’efface jamais complètement sa mémoire. Et moi, qui suis d’une lignée de déplacés, qui ne suis d’aucun terroir, j’y puise ma filiation, signée Villon, Verlaine, Apollinaire, Jean-Paul Fargue, Léo Ferré, Jacques Prévert, Juliette Gréco ou Louis Aragon, tous chantres de Paris.  Mes ancêtres sont là, trop nombreux pour être inscrits et décomptés le long d’un arbre.

 

Paris n’a pas souvent sommeil, et moi non plus. Mes insomnies, qui sont des chagrins très anciens, trouvent asile dans les cafés, les bistrots, qu’on appelle aussi  troquet, bistroquet, zinc, rade, caboulot ou boui-boui. J’en oublie sans doute.

 

Assise à une terrasse de café, inondée d’un soleil printanier, place de la Contrescarpe, les mots de Claude Sautet me reviennent, comme une sorte d’appel : "Il n'y a rien à faire ! (..). Ces restaurants et ces cafés, où l'équipe se retrouve, créent toujours un brassage social entre ouvriers, comédiens, producteurs, techniciens. Un café est un havre, et je suis trop rat des villes pour m'en passer ». Et mon voisin, qui depuis un quart d’heure vitupère Paris à voix haute, se lamente sur ses pollutions, so bruit et sa fureur,, se tourne vers moi et me demande : « Vous habitez Paris ? ». La question  m’est posée avec un air de compassion, un peu comme on s’adresse à une handicapée. J’avoue d’un coup mon amour invétéré, ma dépendance à la capitale, mon addiction à la drogue parisienne. Nous parlons de ma ville,  je réponds à leurs questions, toutes empreintes du même étonnement, c’est difficile de vivre ici ? Vous n’avez pas d’ennuis, vous ne vous faites pas agresser, vous n’êtes pas malade ? C’est dangereux ? Qui, quoi de dangereux ? J’explique  la beauté, l’insolite, les quais en forme d’aventures, les ombres du passé, Gavroche, Villon, Léo Ferré, Piaf et Robespierre, un foutoir dans lequel je me ressource. Et les jardins, les parcs, les squares que je connais par cœur. Vraiment, vraiment, comment faites-vous ? C’est la vitrine, disent-ils. Et d’ajouter, un peu dédaigneux, vous êtes un indécrottable amoureux de la ville. Ils confondent tout, la ville, la ville, mais non, c’est pire, c’est Paris. Ils sont médusés, mais passons, l’affaire est entendue, je vis dans un territoire belliqueux, chaotique, surchargé de populations panachées, au milieu d’une confiture d’automobiles, voire un parc d’attractions. Mon interlocuteur est poli, il ne va pas si loin dans la dérision,  mais je sens bien qu’il aimerait approfondir jusqu’à les faire grincer, les raisons pour lesquelles je demeure dans cette ville, ce qui m’y a amené, et surtout pourquoi j’y reste. Il y a tant de beaux terroirs en France, affirment-t-ils extasiés tous les deux, comme si Paris ne méritait pas d’en être un.  Des lieux tranquilles, sans bruit et sans fureur, où il ne se passe rien. Alors pourquoi Paris ? Il fallait  téléphoner. Allo Frédéric ? Pourrais-tu m’aider un peu ? Bonjour, mon pote, pas de panique, t’as oublié ? :

" Paris sera toujours Paris. Qu’est-ce que tu veux qu’il fasse d’autre ? "

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