C’était un soir de soleil tombant, je n’étais pas à l’ombre et trop naïve pour croire à ses égards au moment où ses forces déclinent ; l ’astre en a profité pour me porter un coup, il s’est vengé du signe qui m’identifie à lui. On a souvent tort de vouloir briller, non ? Que s’est-il imaginé ?
Les chauves-souris rentrées des concessions d’ananas et de bananes tournoyaient au-dessus des cocotiers et des palmiers à huile en larges cercles. J’aurais dû rejoindre les amis qui dégustaient des petits beignets aux crevettes, des olives, des acras tout chauds et sirotaient sur la terrasse. Jean-Jacques, debout, seul et à l’écart du groupe, coiffé un peu à la zazou, remettait en place en la rejetant derrière ses tempes, une grande mèche de cheveux qui lui barrait le front xxx. C’est un tic, il fait ça quand il s’ennuie, ou quand il se perd dans ses délires. Jean-Jacques disparait souvent derrière le fleuve, attiré par les ondulations des sables et les faux reflets mais il avait renoncé à fuir ce jour-là, ce n’est guère son genre, lui qui, pour un oui pour un non, peut abandonner sans un mot les réunions d’amis les plus chers. Il est grossier, disent-ils en le voyant s’éloigner sur la plante des pieds, sans chercher dans leurs bouches ou leur nez pourquoi il écarte subitement comme atteint d’un mal foudroyant. « Ça recommence » dit ma mère en se lamentant sur la conduite de son fils ainé. Mais quoi, qu’est-ce qui recommence ? Elle a l’air d’être seule à s’en inquiéter.
Jeannette, toujours serviable au point d’être lassante, aidait au service des invités, et s’est mise à me faire de grands signes désespérés en me montrant les chauves-souris, en rase mottes. Elle craignait pour ses grosses boucles acajou qui tombent sur ses épaules. Et si les chauves-souris, fidèles à la légende, prenaient sa tête pour résidence, emmêlant leurs pattes griffues dans sa toison et ne la quittaient plus ? Parfois quand elles arrivent, Jeannette court chercher un foulard et se métamorphose en femme voilée, ça lui va bien d’ailleurs, avec ses yeux verts qui deviennent transparents, délavés par le voile. J’en rigole mais j’avoue être un peu jalouse, moi qui n’ai jamais connu que la coupe au carré, la frange, la densité plate des cheveux courts. Dans le jardin l’hibiscus couleur abricot avait fermé ses pétales bien avant l’heure, comme si d’avoir pris quelque avance sur le couchant lui conférait un peu d’indépendance. Il connait bien mon amour à le voir enrouler ses fleurs sur lui-même à la façon d’une andalouse et ma patience à le suivre jusqu’au final, oiseau replié. Je lui ai découvert ce soir-là un côté monstrueux, un égocentrisme de puissant à vouloir se fermer si tôt, ignorant l’évasion de Jean-Jacques. Et j’implorais le ciel de garder le soleil au zénith, bien fait pour l’hibiscus qui resterait, hébété, le corps ouvert. Les chauves-souris au moment de ma rancune, dévastaient avec férocité le cœur d’un arbre.
Les invités ont fini par quitter la terrasse, abandonnant les verres sur la table. J’ai tout de suite vu que l’un d’entre eux n’avait pas été vidé, la boisson sucrée, de la bière sans doute, débordait en mousse ; J’ai aperçu les mammifères se rapprocher de la terrasse, elles se rapprochaient du verre de bière, un comportement insolite pour ces bêtes moitié chauves moitié souris qui redoutent les plafonds bas. Certaines d’entre elles s’étaient déjà réfugiées dans une encoignure du toit, incapables de sortir du terrier suspendu, prises à un piège insoupçonné. Du fond de l’allée qui mène à la maison, le jardinier s’avançait la serpette à la main, qu’il appelle la daba dans sa langue. J’aime ce mot, la daba, il résonne comme un son originel, mais ma mère trouvait ridicule mon engouement grammatical pour ce terme aux sonorités joyeuses surtout quand Jean-Jacques se mettait devant son petit tambour et rythmait un air à trois temps en psalmodiant comme un gourou, la daba, la daba, la daba pour me faire danser, ou plutôt trémousser. Le jardinier rentrait des champs ou peut-être venait-il de désherber le carré de parterre de fleurs, tellement lasses de la chaleur. Il est passé à côté demi, le dos voûté, je l’ai salué, bonjour Karim ! Il m’a souri, Lair assez heureux. C’est ainsi tous les jours et pourtant il m’est apparu ce soir-là l’un de ces familiers dont je ne connaissais rien, je n’ai pas cru à son sourire.
Des bruits intempestifs s’élevaient du fond du vallon, habité par une population bavarde, maigre et toujours en allégresse. De légères explosions bizarres montaient qui rappelaient les volées de grêle sur les toits et les routes de Fiance qui me sont si étrangères et que j’ai découvertes lors d’un retour en métropole, en hiver. Les bruits ne cessaient pas, les palmiers, je crois, perdaient avec fracas leurs grosses graines rouges qui dégringolaient à leurs pieds, laissant de petite gouttes de sang sur le sol. J’ai entendu Jean-Jacques crier d’une voix un peu sévère et tourmentée : « Arrêtez, arrêtez, ne tirez pas sur les oiseaux ! ». Que voulait-il dire, qu’imaginait-il ?
Jean-Jacques à cette époque nous avait rejoints après avoir erré avec les grands-parents pendant des mois sur les routes de France envahies par les Allemand. Quand on lui posait des questions sur la disparition des grands-parents, d’origine juive, et de sa fuite de l’appartement juste avant l’arrivée de la milice, il ne pouvait rien raconter, il disait toujours, heureusement Marianne m’a recueilli, il secouait la tête et concluait pour moi : « tu liras ça plus tard dans les journaux ou les livres ».
Les chauves-souris s’empêtraient les ailes dans les auvents du toit. Il n’y avait rien à redouter et pourtant des cris égarés cherchaient une destination, mais laquelle ? Je n’ai pu le deviner, ils crépitaient trop nombreux dans les arbres du jardin et résonnaient sur les troncs. Le silence revint soudain, accompagnant les ombres allongés des arbres et des bosquets, le jour s’est retiré sans pour autant décréter sa fin. Il laisse toujours planer un doute sur la nuit à venir.
Assise en plein milieu du jardin, je ne pouvais plus bouger, guettant le jour qui s’étiolait derrière la liane de corail. Et la nuit, pleine d’arôme des lauriers et des eucalyptus s’est affaissée plus vite que de coutume. Jean-Jacques m’a rejointe, il me regardait en penchant sa tête par-dessous la mienne et faisait des grimaces idiotes, une façon de se moquer de ma contemplation. Arrête, crétin, même à douze ans, on peut avoir envie de contempler les choses. Après tout, il n’a guère que six ans de plus que moi, mais il pense, parce qu’il est grand, que la méditation lui est réservée, et je soupçonne que ça l’ennuie qu’une fille s’y complaise. J’étais déjà sur la défensive s’il avait exprimé des critiques, mais comment se fait-il, tu n’es pas encore couchée, tu joues les romantiques ? Il sait ce qui serait arrivé, j’aurais tellement crié que les chauves-souris auraient disparu et c’est lui qui aurait été puni. Il les adore ces drôles de bêtes et caresse l’idée de les voir élire domicile sur nos têtes de filles, histoire de nous effrayer. Mes cris auraient réveillé tout le monde, mon père le premier serait sorti et Jean-Jacques n’aurait pas dit un mot, ils sont tous deux à couteaux tirés. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi, même ma mère semble ignorer d’où vient cette aversion entre le père et le fils. Et ce qui s’est passé ce dimanche-là n’allait pas arranger les choses. Mon père, responsable du réseau ferroviaire régional, partait plusieurs jours de suite en tournée s’assurer que les équipes d’ouvriers étaient bien en fonction et la voie en bon état, les traverses bien serrées, l’ »horaire respecté car la voie est unique. Il rentrait ce jour-là d’un tournée d’une semaine, avec cet air absent des hommes qui reviennent d’une équipée sauvage, d’une occupation qui les a fait exploser quelque part, un nom m’ans land où n’existe aucun moment où se rattraper, avec pour seule balise, la fatigue. C’est encore bien qu’elle soit là, la fatigue au retour du travail, pour leur rappeler leur corps, leur esprit, leur cœur qui bat trop vite, sinon les humains se tueraient. Souvent, les trait tirés, inondé de sueur et le corps desséché, il prononçait une phrase qui nous pétrifiât tous, « Le cyanure n’est pas en vente libre et je n’aime pas les armes à feu ».
Les brouilles entre un père et son fils sont souvent dramatiques, on sent monter à travers elles des joutes mâles qui, selon les spécialistes, lesquels, je n’en sais rien, seraient inscrites dans l’éternel besoin du plus jeune à dominer le plus vieux, et dans l’obstination du plus vieux à faire respecter sa loi Alors qu’il s’agit simplement de siècles d’âneries qui échappent à tout le monde et s’évaporent de cette façon-là. Jean-Jacques, je l’ai dit, avait cette coupe un peu zazou, des cheveux longs, à l’opposé de la boule à zéro des jeunes militaires du contingent qui stationnaient près du port et déambulaient fièrement, comme des cons disait mon père. En fait, il n’aimait ni la coupe de cheveu de son fils ni ni la coupe militaire qui lui rappelait trop ce qu’il avait enduré en servant la France. Au fur et à mesure du siècle, on découvrait d’ailleurs combien la question chevelue avait d’importance, son pic ultime atteint dans les années soixante-huit quand on arrêtait les jeunes gens aux frontières parce qu’ils avaient des crinières de filles. Aucun cinéaste n’a tourné, hélas, la guerre des cheveux longs, alors que la guerre des boutons a fait des millions d’entrées. Le père n’aimait pas non plus que l’on arrive en retard pour les repas, il nous harcelait, nous étions furieux, mais c’était une des rares contraintes qu’il nous imposait. 12h30 le midi, 19h30 le soir. 19h30, c’est l’heure où les chauves-souris partent dans les concessions pour revenir à l’aube. Ces bêtes sont perspicaces, elles connaissent nos habitudes et savent qu’à cette heure-là, Jean-Jacques n’essaiera pas de leur faire la cour et de les attraper pour me laisser caresser leur petit ventre, ou plus souvent, menacer ma sœur de les lâcher sur ses cheveux. J’avais bien vu qu’il ne sériât pas à l’heure pour le repas, il se battait avec une chauve-souris qu’il n’avait pas réussi à piéger et se cachait derrière un gros manguier, il courait après elle avec un gros filet dans lequel il avait mis des aliments pour l’attirer. Comme Jean-Jacques était en retard, le père a commencé à s’impatienter, mais où est-il, que fait-il, encore une fois il est en retard, il se fout de mi, c’est insupportable. Puis il s’est-tu, renfrogné, ce qui n’était jamais bon signe. Nous avions entamé le plat principal quand Jean-Jacques a passé la porte, tout épanoui, l’œil gaillard, ses grandes mèches hérissées, dérangées, comme s’il sortait d’une nuit passée avec une femme excitée. Il était magnifique, des feuilles d’arbres vivaient entre ses cheveux, sa chemise sortait de son short bleu et il avait à la main un superbe animal qu’il tenait avec délicatesse, sans le contraindre. On sentait bien que la bête n’était pas désespérée d’être ainsi serrée par lui. Ma sœur s’est levée, a quitté la table en poussant un hurlement de petite fille qui a peur du loup, mon autre frère qui ne s’intéresse qu’à l’univers géologique en a profité pour extraire de sa poche une pierre rouge et dorée qu’il a posée près de son assiette, un geste absolument impoli.
Le père, blanc de colère, a ignoré la pierre heureusement, il est devenu cramoisi et hurlait à Jean-Jacques : « Fous le camp, tu te fous de moi, va te peigner ! ». Jean-Jacques, interloqué, tenait la petite bête à la main, comme un revolver qu’il n’osait pas brandir sur lui. C’était d’un ridicule…. Il est venu vers moi, il a déposé avec précaution la chauve-souris sur mes genoux et m’a dit, les yeux légèrement embrumés : « Occupe-toi d’elle s’il te plait, soigne-là, je reviens tout de suite ». Il m’a remis également le petit bijou en argent qui représente l’arbre du voyageur, son emblème qu’il garde toujours sur lui dans une poche, c’était un mauvais présage. Il a disparu dans la salle de bain. Il est resté longtemps enfermé, aucun bruit. Le temps s’étirait, et le père a donné l’ordre de commencer le dîner. L’atmosphère était lourde, tendue, personne n’osait parler, le diner traînait et nous n’avions plus très faim. Même le père a fini par freiner et proposé d’attendre Jean-Jacques. Au bout d’une demi-heure, nous avons entendu le bruit du loquet de la porte, elle s’est ouverte et Jean-Jacques a marché vers nous. Lavé, habillé de frais, exhalant un parfum de verveine sauvage, coiffé d’une chéchia brune ornée de perles de couleur, très raffinée. Il s’est avancé vers le père, s’est incliné en découvrant sa tête en signe de respect. Il avait tout rasé, la boule à zéro. Figés, inquiets, nous attendions la fin du film qui avait toutes les chances d’être violente, avec peut-être des gifles, des coups, des insultes, une bagarre, quoi ! Dieu seul sait ce que les hommes peuvent inventer dans ces cas-là. Jean-Jacques tenait zvec précaution un sac en papier qui paraissait vide. Il l’a ouvert largement et d’un seul coup, comme un prestidigitateur, et nous a montré son contenu. Il y avait déposé ses cheveux coupés, une belle grosse boule mordorée et nous avons d’un seul coup réalisé en découvrant la toison dans le sac bien bombé, bien grassouillet, plein de mèches frisées, combien on devait être heureux et se sentir magnifié quand on avait ça sur la tête à vingt ans.Et garçon de surcroît. IL s’est avancé vers moi, a repris la chauve-souris qui sommeillait sur mes genoux, l’a introduite dans le sac au milieu de ses cheveux, puis, souriant, détendu, il a offert le sac au père sans un mot. Ils se sont fixé, emprisonnés dans un silence funeste, seule façon de pouvoir encore se parler. Tout était dit . Ils ne se sont plus jamais revus, sauf une fois, quand le père, attaqué par un cancer foudroyant et ayant subi une chimiothérapie avait perdu tous ses cheveux. Jean-Jacques était un peu grisonnant et ça m’a fait mal. Nous n’avons jamais sur ce qu’était devenue la chauve-souris enfermée dans le sac, bien au chaud dans la chevelure de Jean-Jacques au milieu de ses boucles effondrées et dorées.