Le corps commence par consommer. Il doit se nourrir. Il doit incorporer des substances qui lui sont imposées par son environnement. Ces substances doivent être converties, transformées, incorporées, modifiées, triées, séparées, disséquées, distribuées, rejetées après consommation et ce constamment, quotidiennement et ce avec un risque mortel d’ingérence inopportune et ce pour demeurer en vie, sinon en survie, le manque provoquant la mort.
Cette complexité effare.
La consommation est, somme toute, un véritable chemin de croix.
En somme, consommer ne va pas du tout de soi.
La première culture, écologique, complexe, commence là : incorporer le corps à son environnement endo et exogamique.
La consommation est une variable d’ajustement mortelle.
L’histoire de la matière et donc de l’homme commence ici : l’inadéquation de cette matière - serait-elle humaine - à son milieu. Le corps en particulier n’est pas adapté au milieu dans lequel il est plongé bio-génétiquement. Il doit suivre toute une politique de consommation spécifique pour trouver les éléments nécessaires et spécifiques à sa survie puis à sa vie.
L’offre n’est pas ajustée à la demande.
L’histoire de l’homme se complique sur cette base et se trouve surdéterminée par ce non-ajustement initial.
Il y a erreur initiale de programmation d’intégration.
L’homme ne se naturalise pas directement, immédiatement. La naturalisation écologique de l’homme n’est pas naturelle. La nature naturalisante doit être cultivée, culturée, civilisée par l’homme pour qu’il puisse s’y incorporer.
L’homme naturel, en ce sens, n’existe pas.
La nature est bien mal faite. Le vivant doit constamment réadapter, voire adapter son corps à l’environnement. La consommation vient de là. Elle résulte de cette nécessité de mise au point. La respiration, dans l’air ou dans l’eau, première, inévitable, indispensable fait du corps vivant unité de consommation et une unité singularisée, privatisée. Chaque organisme individualise sa consommation, son métabolisme. Cette consommation personnelle permet, dès l’origine, au corps de s’intégrer dans une organisation sociale communisante, communiste, certes tribale, mais où la dépendance est la loi d’évidence et ce durant de longs millénaires.
Cette consommation primitive, première, soumet en permanence le corps de l’homme. Comme il respire, il doit ingurgiter en permanence des substances énergétiques. Encore faut-il qu’il les trouve. Encore faut-il qu’il trouve les substances adaptées à ses besoins. Encore faut-il qu’il identifie ses besoins organiques. Ce travail de sélection naturelle des produits consommables demande une expérience pratique. Une noix de coco par exemple n’est pas évidemment consommable. Le lait de noix de coco demande à être testé. Les effets de cette absorption demandent à être perçus, recensés, identifiés à court et long terme. La recherche de nourriture, la cueillette elle-même, implique une soumission cohérente à l’écologie environnante.
Le niveau de consommation dépend, par le fait, des rythmes naturels. L’équilibre des populations et des substances peut se rompre à tout moment, indépendant de l’activité même mais aussi dépendant d’elle. Une saison sans fruit par exemple contraint la tribu à soit se déplacer, soit modifier son régime alimentaire. Cette dépendance drastique, écologique, soumet aussi le lait maternel. La quantité et la qualité du lait de la nourrice dépend de son alimentation. Encore faut-il en établir la relation objective. Cette mise en équivalence de non-équivalents prend plusieurs générations. Le savoir accumule, le capital intersubjectif doit être transmis. Il conditionne la survie de l’espèce, via le corps du bébé. Cette culture de la consommation équilibrée, équilibrante, cette pratique concrète de la consommation du corps ne se distingue de la pratique globale de survie qu’à la condition du passage des générations.
La brièveté de la durée de vie facilite ce savoir générationnel. Le groupe tribal survivant donne l’exemple des pratiques de consommation performantes. Le shaman, dans ce contexte, accumule ces compétences et garantit l’efficacité du régime alimentaire. Il devient homme-médecine. Il invente la diététique.
Encore faut-il qu’il ne commette pas d’erreurs. La consommation alimentaire va donc aussi dépendre d’une consommation intersubjective des rapports socio-culturels.
Le corps consommateur, non productif puisque non agricole, ne produit pas moins un certain travail. Cueillette, chasse, pèche sont des métiers à part entière. Ils nécessitent une force de travail.
Mais cette force de travail est immédiatement collectivisée. La contradiction, ainsi surmontée, redouble toutefois la contradiction vécue par le consommateur individualisé. La consommation et la production initiales, personnalisées de facto, se collectivisent instantanément : la double contradiction hypothèque déjà le bien-fondé du régime communiste, inévitable pourtant. La production et la consommation de biens de première nécessité, privatisés, conduisent à une consommation sociale publique. Le repas est pris en groupe. On ne mange qu’à la table d’hôte.
La civilisation est un perpétuel ajustement contradictoire, dès l’origine.