Règle de trois, règle de toi

La mère est au-dessus de Jeanne penchée sur un cahier avec des problèmes, des calculs, des tables de multiplication, des opérations, des divisions, des plus et des moins, des colonnes qui dansent, inégales. Des divisions avec des virgules et plein de chiffres derrière la virgule, des multiplications qui s’étendent, se poussent, se montent les unes sur les autres. C’est pire que la scarlatine avec ses boutons purulents qui ont envahi l’école et dévorent les corps des écoliers.

Faire ses devoirs pour Jeanne, c’est comme pour d’autres, sa mère par exemple, faire la vaisselle, il faut nettoyer et ranger des objets encombrants, c’est une corvée. Mais entre les devoirs et la vaisselle la différence est grande car les ustensiles ménagers, ça peut casser, et ça se voit. Pas les chiffres, ils ne cassent jamais, ne font pas de bruit et on ne sait pas si le résultat est bon mauvais.
Le calcul, Jeanne n’arrive pas à le voir. Quand elle quitte la classe, elle espère toujours que tout cela va s’arrêter à la porte de l’école. Mais non, à peine rentrée, la mère crie : tu as des devoirs ? Question stupide, il y a toujours des devoirs, surtout des problèmes, ce que Jeanne déteste le plus. La règle de trois, par exemple, ils sont tous obsédés par la règle de trois. Il faut savoir faire une règle de trois, sinon ? on restera idiot toute sa vie. Qui sait, on peut même sans doute aller en enfer. Elle entend ça depuis toujours et du coup, elle a compris que c’était une punition. Elle a compris aussi que le plaisir n’est pas à portée de main. Quand vous voulez un jouet, une friandise, quand vous voulez courir alors que c’est interdit, autant ne pas y penser. Et la punition, c’est ne pas obtenir ce que l’on attend, par exemple que la règle de trois disparaisse, qu’on ne parle plus de problèmes qui font partie de l’enfer.

La mère est derrière elle en permanence, toute droite et l’œil ouvert comme le réverbère , pour vérifier la justesse des calculs. Jeanne regarde les opérations qui s’alignent sur la page, et se suivent, serrées collées, elle lit l’énoncé du premier problème. Ce n’est rien, rien que des mots les uns derrière les autres, et pourtant tout est confus. Elle ne comprend pas et quand elle déchiffre trop lentement l’énoncé, la mère commence à brailler. Ça ne sert à rien les cris, le problème reste enkysté dans la page et Jeanne est tout à coup devant une langue inconnue, lointaine et méchante. Alors, la mère lui commande d’un ton sévère, lis à haute voix. Aucune difficulté, l’énoncé coule de source, sans un accroc, Jeanne y met tout son cœur, elle adore lire, elle sait bien réciter, les mots dévalent les uns derrière les autres, elle y met le ton, comme pour les animaux malades de la peste, mais pour qui, pourquoi ? Elle a peur soudain, les mots des problèmes ne disent rien. Et alors, il pourrait arriver qu’un livre entier soit ce rien. Cette idée lui donne envie de pleurer, elle aime lire et ne veut pas que son livre soit habité par des mots comme ceux des problèmes, des mots cruels, des mots muets sans couleur. Sourds et muets.

La mère a demandé, la poule a pondu six œufs en une semaine, combien en pondra-t-elle en un mois ? Jeanne sait très bien comment faire pour avoir le résultat, mais elle n’arrive pas à l’exprimer. Pourquoi ne racontent-ils jamais ce qui se passe au moment où la poule pond son œuf, ce que deviendront les poussins, combien de temps ils restent près de leur mère, s’ils courent dans la nature ou s’ils sont encagés dans des batteries pour être dévorés ? Les grandes personnes veulent toujours des chiffres. La mère un peu agacée interroge de nouveau. De l’église à l’école, on met dix minutes pour faire le chemin. Combien l’enfant passe-t-il de temps sur le chemin en minutes et en secondes s’il va quatre fois par semaine à l’école ? Jeanne sait bien que l’enfant met plus de dix minutes. Il met douze minutes surtout s’il rencontre mistigri, le chat à demi sauvage que personne ne veut recueillir. Quant à elle, elle met huit minutes si elle est part un peu en retard, et plus encore si elle croise Sébastien, le jeune voisin qui a toujours des billes ou un jeu électronique dans la poche. Ils s’asseyent tous les deux sur le parapet qui longe la rivière et jouent.

Tout le monde veut des chiffres, les vendeurs, les parents, les maîtres, les chefs de son père veulent des chiffres sans histoires et sans rêve. Rien que d’y penser elle a envie d’arracher les pages du livre à problèmes. Jamais on ne l’interroge sur ce qu’elle rencontre en chemin, ce qu’elle voit dans le sable qui ondule et glisse vers l’océan, ce qu’elle découvre quand les arbres se couvrent de fleurs et laissent échapper leur pollen.
La mère est vite lassée, elle est restée dans la cuisine, bouge ceci ou cela, passe dans la salle à toute allure, et n’y tenant plus, elle hurle, tu n’as pas avancé, tu n’as pas fini, tu recommences ta mauvaise tête ? Elle menace, s’approche de la table où Jeanne est assise et, furieuse, lui colle huit problèmes de plus à résoudre. C’est le prix des chiffres. Jeanne aime beaucoup sa mère, elle apprend les énoncés par cœur, sa mère sera contente. Et quand la mère revient, insistante, persuadée que Jeanne a terminé de les réciter, et constate que rien n’a bougé sur cahier, elle devient furibonde et rugit, tu te moques de moi, tu es un cancre, le une bonne à rien, tu ne seras même pas pousseuse de caddy.
La première fois, quand Jeanne a entendu le mot cancre, elle l’a trouvé joli, cela lui rappelait l’encre de sa grand-mère qui trempe une plume dans un petit récipient pour écrire. Elle pense aussi à l’ancre du navire qui plonge loin dans la mer. Elle se met à chanter dans sa tête, encre, cancre, ancre, sautez, dansez, embrassez qui vous voudrez !

La mère, qui s’était éloignée un peu pour la laisser chercher la solution, est revenue à grands pas, comme si elle avait oublié quelque chose de précieux. Elle a de nouveau demandé, l’air renfrogné : alors, ça fait combien ? Combien de quoi ? Elle ne sait pas trop, alors elle a récité les énoncés des quatre problèmes par cœur, sans une faute en y mettant du cœur, un ton de comédienne et elle a pris une claque.

Jeanne sait maintenant qu’elle ne réussira plus à résoudre aucun problème et qu’il faudra supporter des années, peut-être toute sa vie, la blessure de l’idiotie. Elle est un cancre, bon, mais elle est aussi idiote. Et de mauvaise volonté puisqu’elle ne comprend rien à la règle de trois, ni aux problèmes qui pourtant ont l’air d’avoir des mots normaux, même quand ils sont brutalisés par les adultes. C’est la même chose avec la musique qui ne sert qu’aux rêves, les dessins dont elle remplit des carnets, l’éducation physique et la poésie, tous ces trucs dans lesquels elle brille comme une étoile et qui, d’après eux, ne préparent à rien.
Une nuit, cachée sous ses draps et en s’éclairant avec une lampe de poche, elle a inscrit des mots sur une page et les a montrés à l’instituteur le lendemain. Il a lu, a souri et lui a dit : Ah ! Je comprends tout, tu es poète, Jeanne, ne montre pas ce que tu écris dans tes carnets, personne ne te prendra au sérieux ! Elle n’a pas osé lui demander pourquoi, c’était peut-être une maladie, mais peu importe. L’homme ensuite lui a recommandé, tu sais, il faudrait faire tes problèmes, quand on a trouvé la solution, on s’aperçoit que c’est souvent bête comme chou. Il est sympa l’instit’, c’est elle qui est bête comme chou ou bête tout court. On n’a pas le droit de ne pas comprendre. Cette révélation a cisaillé son ventre, son estomac, et même ses jeunes seins. La maladie lui est montée au nez, elle a contourné ses yeux, s’est installée dans les oreilles et au centre du cerveau. Elle n’est jamais plus partie. La bêtise est un destin.

Jeanne a grandi, elle est passée en cours moyen, ensuite, au collège. Un soir, elle a sorti un vieux cahier d’école plein de faux et vrais calculs, de coups de gomme, de pages blanches abimées, de mots qui expriment des choses sérieuses, de mauvaises notes, et sur la dernière page de couverture qui affiche les multiplications, elle a dessiné la silhouette de la mère, efflanquée, cheveux gris, qui disait tendrement dans une bulle de BD, tu es un cancre, ma chérie, et elle souriait enfin. Il restait deux pages blanches dans le vieux cahier qui attendaient quelque chose. Elle a pris son stylo.

J’ai commencé mon enfance et mon adolescence avec une jambe de bois dans la tête. De temps en temps, la jambe piétine, elle m’enfonce son pilon au-dessus des yeux ou dans le front. Ma tête enfle. Et le mal de tête m’attaque, il se prend pour la casquette du père Bugeaud. Ce ne serait rien s’il n’y avait pas l’horreur des opérations, du calcul, des problèmes, avec maintenant celle de la technologie et du numérique. Toutes ces années passées, j’ai trafiqué avec ma tête qui ne veut pas comprendre, j’ai tenté de la tenir à distance, de l’isoler, mais les battements de cœur me rappellent les retours de classe. J’ai séparé ma tête en deux, d’un côté celle qui ne comprend rien, de l’autre celle qui perçoit la vie et c’est drôle. Le premier côté reste avec les mathématiques, le second avec des mots. Le premier attend toujours, tapi dans l’ombre le moment propice pour sauter sur moi, m’attaquer, et agiter le drapeau de la bêtise. L’autre me murmure les voyelles de Rimbaud, A noir, E blanc, U vert, O bleu…Il est malin, il associé les couleurs et les voyelles. Pas les chiffres.

A dix ans, j’ai choisi le parti de la gentillesse, me disant puisque tu es si bête, sois au moins gentille avec tout le monde. Mais la gentillesse est incomprise. Les autres n’y croient pas, il y a toujours quelque chose de caché derrière la gentillesse, ça sonne faux, on finit par être suspect. J’ai caché ma bêtise derrière la gentillesse. Les gens intelligents, eux peuvent se permettre d’être méchants, moi pas. Qu’est-ce qu’ils en ont profité !

 

 

_______

 

Je m’endors chaque soir avec mon cancre, un doudou beau comme un Panda roux. Je ne sais toujours pas faire une règle de trois mais elle ne me manque jamais, alors pourquoi courir après ? Des mois se sont passés, des années peut-être, je ne sais plus très bien, mais ma mère, satisfaite, a été enfin récompensée de ses hurlements. J’avais réussi mes problèmes pour la première fois. Elle n’a jamais su que Sébastien m’a appris, avec des bisous, à jouer à la calculette qui fait toute seule la règle de trois. Elle m’a rendu mes carnets qu’elle avait subtilisés et m’a dit, tout émue : maintenant, prends tes carnets et écris tes trucs. Quelques mois après, elle mourait.
Quand je pense à la règle de trois, parfois je préfère pleurer, j’entends encore les hurlements de ma mère parce que je lisais trop bien les énoncés des problèmes, sans avoir jamais su les résoudre. Elle n’a jamais su que Sébastien avait donné mes trucs à son père qui édite des trucs et s’était pris d’amour pour les miens. Paix à son âme, je viens de dédicacer mon premier livre de trucs.

 

Monique Houssin

 

___________

 

Yuja Wang
piano

Marche turque
de W.A. Mozart

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *