Le corps réajuste constamment son insertion au monde. Il se modifie lui-même dans ses structures bio-génétiques, par épi-genèse sur les temps courts et par mutations chromosomiques sur les temps longs. Ces ajustements et réajustements se font tous par bio-mimétisme (le corps biologique imite le corps biologique). Tous les corps s’interpénètrent, se copient, se singent et se mélangent les uns les autres. Ces variables d’ajustement rétablissent constamment un équilibre vital perpétuellement compromis. Les anorexiques et les obèses en savent quelque chose.
Chaque respiration rappelle à chaque corps que cette consommation d’air (inhalée-exhalée) est indispensable à la vie. Le corps ne doit pas manquer d’air. Il y a donc bien incohérence et nécessité de remettre en équivalence de non-équivalents. Le mot français «restauration» dit bien la chose : manger et rénover. Si le corps ne peut plus respirer, il suffoque et s’asphyxie. Il meurt. Le corps s’impose comme consommateur irréversible, irrépressible. Cet univers de variable d’ajustement périodique est donc une expérimentation perpétuelle des conditions de vie et de socialisation.
Le corps est constamment dans les vapes, Variables d’Ajustement Périodiques Expérimentales Sociales, si l’on ose dire.
Le corps est contraint à être perpétuellement dans les vapes. En étant dans les vapes, il s’intègre au monde, il s’y incorpore. C’est parce qu’il est dans les vapes qu’il parvient non seulement à cette incorporation, mais aussi à augmenter ses performances biogénétiques, sociales et culturelles. Si le corps ne se nourrit pas, la langue française a trouvé une expression amusante : il tombe dans les vapes.
L’expérience, l’expérimentation – erreur-réussite et reconduction universelle – conditionne objectivement tous ses parcours géo-historiques.
C’est parce que le corps est dans les vapes, dans les variables d’ajustement périodiques expérimentales sociales, qu’il parvient à améliorer sa condition de consommateur initial surdéterminé. Cette subordination de consommateur sur-conditionné régule toutes les étapes de son évolution. Mais le corps de la femme est aussi producteur, reproducteur démographique. Le corps de la femme est aussi dans les vapes. Le fœtus est la première variable d’ajustement périodique expérimentale sociale.
Le corps-consommateur est aussi, par le fait, corps–producteur. Il est bifide, bipolaire, ambigu, contradictoire.
Cet acte de consommateur et de (re)producteur privatise l’individu, individualise la privatisation, de facto.
Cette privation d’un capital-corps, d’un corps-capital vient dans l’histoire du monde non-privatisé socialement. Dans la U-caverne en particulier, il ne saurait y avoir de vie privée. Elle est communautaire, communisée, immédiatement. Le corps-consommateur et le corps-(re)producteur, privatif par constitution, par quintessence, ne peut s’épanouir en tant que tel.
Le capital intersubjectif privatif est immédiatement dans les vapes, collectivisé.
Cette collectivisation, somme toute automatique, mécanique, machinale va régler toute l’histoire de l’humanité.
Le christianisme européen s’en souviendra : la Cène montre bien les apôtres et le Christ à une table pour un dernier repas. Puisque Jésus va mourir, il faut nourrir son corps pour qu’il puisse renaître. Assez curieusement, l’histoire religieuse ne donne pas le menu de ce festin.
Le corps doit en premier lieu historique, découvrir le corps. Un corps, celui de la femme, donne naissance à un corps, celui du bébé, qui est le produit de l’homme une fois son corps maîtrisé.
Le corps doit se connaître, se reconnaître, se déconnaître tout d’abord pour mesurer les limites de ses possibilités et les variables d’ajustement auxquelles il doit faire appel. Il ne peut se maîtriser lui-même qu’une fois cette opération d’auto-incorporation enclenchée. Son bio-mimétisme, son épi-génèse, sa connaissance expérimentale, sa capitalisation intersubjective est à ce prix.
Dans ce même mouvement non ensembliste, mais complémentaire, mouvement d’augmentation, le corps s’incorpore aussi à son environnement immédiat. Le bio-mimétisme est, à ce stade, aussi un social-mimétisme, imitation des organisations sociales écologiques observables et mesurables. Les échanges dialectiques sont ici d’une richesse et d’une complexité redoutables. C’est à ce compte que les mises en équivalence de non-équivalents s’effectuent. Il s’agit périodiquement de chercher et d’impérativement trouver l’énergie nécessaire à alimenter ce corps non-immédiatement adapté à son milieu. Le corps doit malheureusement, constamment, périodiquement, se réadapter à son milieu qui – qui plus est – varie lui-même selon une dynamique initiale, primitive, sur laquelle le corps originel n’a qu’une très faible prise et pratiquement pas d’influence.
Tout le procès du mode de production capitaliste, anti premier communiste, va consister à parvenir à mettre en place une anthropocène dominante, objectivement et intersubjectivement. C’est là le moteur même de l’accumulation primitive puis supérieure. C’est là la cause de classes de l’inégalité de répartition des richesses : donner aux corps nantis le pouvoir de domination sur tous les corps, quel qu’ils soient. Le corps de la nature et le corps animal, le corps végétal et minéral, le corps constitué sans toutes ses formes passe ainsi aux mains des transhumanistes, classe géo-historiquement constituée pour permettre ces augmentations du corps même. La singularité identifie l’appartenance de classe. L’homme augmenté ne fait qu’appliquer mécaniquement machinalement un programme, un protocole matérialiste bio-socio-culturel.
Le corps est lui-même un corps épistémologique, un sésame qui ouvre la porte secrète d’entrée de cette caverne d’Ali Baba qu’est le vivant. Le corps ouvre la porte du corps qui ouvre la porte à l’augmentation du corps vivant, constante intersubjective sur déterminante.
C’est le fameux « connaît-toi toi-même » idéalisé, remis sur ses pieds, bien dans la terre, droit dans ses bottes de seigneur de classe possédante.
Le corps, dans les vapes, dans les variables d’ajustement périodiques expérimentales sociales, toujours sociales, toujours inévitablement pris dans les luttes de classes sociales, le corps dans les vapes tend à cette inévitable lutte de classe.
De là vient l’accaparement cynique des richesses. C’est la course sordide vers l’éternité, l’éternelle prolongation du corps en bonne santé, pour enfin jouir sans cesse et sans bornes.
C’est l’exploitation du corps par le corps qui rend possible l’exploitation de l’homme par l’homme.
C’est pourquoi elle est possible. Chacun, doux rêveur impénitent, cherche « sa » variable d’ajustement qui lui permettra, individuellement, d’accéder à ce transhumaniste augmenté.
Et si ce n’est pas pour lui, il se sacrifie pour la chair de sa chair, le corps de son corps, son enfant.
La première variable d’ajustement du corps, c’est décidément le fœtus.
Chaque fœtus augmente les probabilités calculées de parvenir à l’éternité, de parvenir à repousser la date rapprochée de la mort.
L’expansion démographique exponentielle, c’est le protocole matérialiste du corps afin de parvenir à désincorporer. La qualité est un avatar probabiliste de la quantité.
Le parallaxe, l’erreur de mesure du vivant inadapté, c’est le corps lui-même, qui dysfonctionne périodiquement. Le corps est un parallaxe anamorphique, une erreur visuelle de mesure, une erreur d’observation de la mesure.
Le corps seul, seul le corps mesure. Sans le corps, l’humanité perdrait toute mesure. La mort le prouve le corps occis ne rapporte aucune mesure de l’Invisible Ailleurs Invisible. Le corps-rêveur regarde pourtant un monde sensible non-mesurable objectivement. Ce paradoxe du vivant-mort, du mort–vivant, de l’Invisible Visible, du Visible Invisible ne se fonde pas sur la sensibilité du corps voyant, pourtant, pour autant.
C’est que le corps-rêveur, parallèlement au corps-shaman, cherche le code de programmation des augmentations possibles. Le corps-rêveur, variable d’ajustement privilégiée, montre la voie à la recherche bio-génétique. Le génie génétique n’est (de ce point de vue) qu’une variable d’ajustement expérimentale transitoire. Le transhumanisme passe par là, comme il passe par l’exploitation de l’homme par l’homme et donc par la lutte de classe.
Le capitalisme financier du début du XXIe siècle, en tant lui-même que variable d’ajustement, ne se constitue que pour se donner les moyens économiques du transhumanisme. L’augmentation des capacités intersubjectives du corps s’objectivise grâce au capitalisme financier, enfin financier.
Les nouveaux milliardaires du genre Bill Gates viennent de fonder une Fondation dotée de somme astronomiques pour chercher concrètement cette augmentation corporelle qui, selon eux, pourra conduire à l’Éternité. Ils pensent en effet que la lutte des classes existe puisqu’ils pensent l’avoir gagnée. C’est ce combat qu’il faut leur faire perdre.
Le corps triomphera alors.