Le corps, seule existence de l’homme, avance interminablement. Le corps court interminablement à sa découverte. Jusqu’ici partie d’un tout mobile, bougeant dans un environnement collectif fixe, le corps passé dans ce tout, indifférent et indifférencié. La différence n’y existait que pour combler l’ensemble des membres de la tribu de la U-caverne. Maintenant, la paternité identifié par l’agriculture au bout du bâton, ce corps quitte la communauté du premier communisme. Il doit alors écarter son corps naturellement naturalisé, le mettre à distance, mais il doit aussi se constituer une culture de ce nouveau corps privatisé.
L’ethnocentrisme idéaliste va faire des ravages. Le corps-sujet, se prenant comme objet d’étude, fonde la première anthropologie. Il met son corps à bout de bras, dans les deux sens de l’expression. L’homme n’imite plus la nature, il va tenter d’obliger la nature à l’imiter. Le burlesque de l’ambition le dispute au ridicule. Mais ça marche.
C’est de l’intérieur du corps que le corps-sujet regarde le corps-objet. Cette dialectique personnalisée, cette dialectique réflexive se prête à une farandole d’illusions sensorielles qui, transmises au cerveau, donne des informations biaisées. L’homme qui a vécu des milliers d’années dans la U-caverne, devient une bête sauvage. Le progrès régressif annule en partie le savoir ancestral, tribal si longuement élaboré. Un prédateur se découvre vivant et conquérant. Le corps communiste, du premier communisme, va tout faire pour sauver sa peau. L’histoire du corps devient l’histoire de l’opposition puérile entre la bête sauvage et l’Homo sapiens sapiens. La transition lente, implique une progressive prise en considération. La civilisation du premier communisme s’est constituée dans un mode de production écologique. Le corps y a acquis d’abord l’inné. L’acquis vient avec l’environnement. Ce que le XXIe siècle nommera l’épi-génétique tient assez mal compte de ce phénomène d’acquisition géo-historique. L’épi-génétique suppose un ADN basique dont la différenciation nécessaire à la création de corps diversifiés, dépend aussi bien du programme génétique initial que de la diversification des protéines puis des chromosomes. La protéine joue ici le rôle d’une fabrique intermédiaire de biodiversité. Des caractères sont donc génétiquement transmis, par transcription chimique puis physiologique. Mais la part de l’acquis exogamique, de l’environnement lui-même, ne parvient pas à se mesurer pour l’épi-génétique.
C’est que « épi » signifie « au-dessus ». Supposez un « au-dessus » relève de l’éternel idéalisme ethnocentré. Rien n’est « au-dessus ». Tout est dedans.
Le nouveau corps, celui qui va devenir agricole, doit prendre en considération cette société du premier communisme qu’il veut dépasser pour fonder la propriété privée puis des formes nouvelles tribales qui vont en découler.
Ce corps agricole doit prendre ses distances. Or il n’existe aucun corpus d’apprentissage. L’augmentation sociale va compliquer l’augmentation programmée sans aucune référence. Il faut bâtir une idéologie, la première idéologie, en prenant les choses à bras-le-corps. Le corps-consommateur non-producteur, le corps écologique, doit apprendre la production, l’agri-culture, la culture agricole. Ce réajustement des fonctions corporelles ne sait être qu’empirique, pragmatique.
Le corps humain seul conserve les informations accumulées. Lui seul peut les transmettre et ce, en tout état de cause, de façon directe, immédiate, quasi-spontanéiste. Cette connaissance expérimentale capitalisée n’est pas destinée à être repoussée, refusée, ghettoisée. Elle est le bagage de survie.
Pour mettre à distance ce bloc d’information initial, initialisé, le corps agricole doit prouver sa capacité à survivre en dehors du premier communisme. Il le fait en faisant muter cette force exclusive de consommateur en force de production de travail. Non seulement la relation à la nature est renversée mais le corps lui-même doit apprendre à mettre à distance la nature (naturante). Il le fait donc en l’agressant, en la forçant à exécuter des productions encore écologiques mais que la nature produisait par elle-même, pour elle-même. L’homme n’était là alors qu’un élément anodin de l’environnement du vivant. Le corps agricole affronte le corps écologique.
La notion de rythme saisonnier, l’horloge biologique de la nature doit donc être identifiée, mesurée. Puis le corps agricole doit suivre le rythme de l’ensemble écologique. Cette horloge biologique du corps écologique sonne le glas du corps humain du premier communisme, dès qu’elle est identifiée au profit de l’homme maintenant se privatisant lentement. L’homme est dans le monde par son corps. Il est son corps, il ne le distencie pas comme corps-sujet et/ou corps-objet à son apparition sur cette terre. Le mode de production écologique, premier mode qui lui est donné, laisse place à une culture que faute de mieux je nomme poétique. Les relations du corps initial avec lui-même, avec les autres corps de son espèce et de toutes autres espèces, les relations avec l’environnement sont intersubjectives. La matière échange avec la matière et cet échange permet des différenciations épi-génétiques et biogénétiques. L’ontogenèse surdétermine toutes les évolutions progressives, conservatrices ou réactionnaires. La culture qui se met lentement en place, sur de longues durées, à le corps lui-même, sans autre forme a priori de distanciation. Toutes les distanciations, les adaptations, les argumentations sont a posteriori. La tribu de la U-caverne forme en ce sens un corps social monolithique, univoque. Toutes les particularités identitaires sont synthétisées dans et par cette pratique bio-culturelle de survie. la transmission mémorielle s’effectue pied à pied, sans objectif d’accumulation institutionnalisée. À proprement dire, ce mode de production écologique et poétique n’a pas d’idéologie. Le premier communisme n’est ni une super ni une infrastructure. Ces deux structures s’interpénètrent, sans se distinguer. C’est ce en quoi ce mode de production est poétique. Ici le consommateur non-producteur et non-reproducteur, l’homme peut rassasier la femme, comme procréatrice autonome, singularise son corps, mais cette singularité entre directement dans une logique du concret, dans une praxis offerte par la nature elle-même.
Le corps du premier communiste se socialise de facto, au cours des millénaires et, dans ce circuit d’échange et d’information, il apparaît comme véhicule de transmission.
Mais ce véhicule, ce moyen de communication n’entre pas en concurrence avec un autre moyen de communication.
Cette absence de concurrence tient simplement aux fait qui n’existent pas d’autres vecteurs de communication que le corps même, le seul corps. Les expressions, toutes inévitablement corporelles, avant même le langage, la station debout ou l’art pictural par exemple, sont nécessaires non seulement à l’entretien de ce corps mais aussi bien sûr à l’entretien du corps social, fût-il embryonnaire, reposant sur des infrastructures minimalistes, surabondantes, foisonnantes, offertes par la nature naturante.
Ce système relationnel subjectif se développe lentement d’abord en fonction du développement démographique. Sans la contribution de la femme au poste de reproduction, le corps social de constitution culturelle, disparaîtrait bien sûr. Mais tant que la relation causale copulation-fécondité n’est pas identifiée, cette procréation est provoquée par la tribu elle-même, sans distinction de sexe. La tribu féconde et non un membre de cette tribu.
Cette non-prise en considération de la part de l’homme laisse libre cours à une non-concurrence, laisse libre court à une harmonisation poétique, paisible, pacifiste, équilibrante. L’enfant, le corps de l’enfant intègre le groupe sans autre forme de procès d’insertion. Aucune culture idéologique n’est élaborée pour ce faire.
Ce n’est donc qu’une praxis.
L’idéologie dominante du XXIe siècle s’interpose, empêchant pour beaucoup une prise de considération simple des conditions de l’homme de la U-caverne. L’anthropologie est toujours anachronique. Tout le processus culturel enclenché par l’agriculture doit en effet s’appuyer sur une progressive négation du corps initial naturalisé.
Pour mieux comprendre peut-être cet aboutissement du début du troisième millénaire, cette reconstitution paléontologique rénove, tente de rénover avec un hyperréalisme radical épistémologique.
Lorsque le corps de l’homme se privatise, l’homme doit accepter, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’hyperréalisme équivalent. Pour marquer cette distance culturelle qui s’amorce, le nouvel agriculteur quitte la U-caverne et il s’installe sur le terrain. Ce terrain enclos, borné par des excréments et des marques au sol et aux branches, restreint du même coup la chasse, la cueillette et la pêche. Comprendre la nature par l’agriculture et l’élevage devient une nécessité vitale. La force de travail mis en œuvre dans ces nouvelles conditions suppose avoir elle-même été arrachée à la force de consommation immédiate du mode de production écologique et poétique. L’une se différencie de l’autre en devenant prédatrice de la terre et des animaux, des plantes et des minéraux.
La résistance de ce mode de production initiale à sa disparition implique donc le surgissement d’une idéologie d’opposition, de contestation, libertaire et capitalisante.
Avoir est être maintenant.
L’agriculteur prend sa vie privée à bras-le-corps. Il n’a que cela : ses bras.
Les bras deviennent le premier outil productif de l’homme. Il ne s’agit plus des jambes, moyen de locomotion et point d’appui du centre gravitationnel. Les bras se détachent de l’homme-écologie qui permettent de mettre la nature à distance.
Les jambes se sédentarisent. L’agriculture fait de l’homme, terme du développement du mode de production, un cul-de-jatte, un cul terreux s’il en est.
Le regard, les yeux, la vue, la vision est mise en avant. La perception visuelle cerne la localité. Ce qui est visible devient accessible. Le regard, sous le mode de production écologique renforce une approche poétique. Le lointain, accessible, ne cesse de reculer dès qu’approché. Le regard rapporte d’abord et surtout le monde des étoiles. L’infini au-dessus des corps pèse son poids perceptible. Le regard échangé donne de son côté des informations intersubjectives immédiates, fonctionnelles. Le regard, comme système de recueil d’informations, est aussi le balancier de l’équilibre du corps, en particulier lors de la station debout, sur les deux jambes. Le pavillon de l’oreille vient compléter cette mécanique de l’équilibre.
Par opposition, l’Invisible Ailleurs Invisible, le monde des rêves et des idées, s’introduit dans une praxis quotidienne fonctionnelle. Posé comme supérieur, prioritaire, la vue attend des autres sens des informations complémentaires. La vision se charge alors de synthétiser l’ensemble des données. C’est par la vue que le corps entend dans le monde naturel et le cultive.
Ce corpus de connaissances sensibles est automatiquement mis à disposition de la collectivité, du corps collectif. Prendre le monde à bras-le-corps, c’est d’abord le voir.
Cet ensemble sensori-moteur initial va être remis en cause par la privatisation agricole du corps.